Les Raisins de la Colère / The Grapes of Wrath

John Steinbeck, 1939

Enfin je la sors, cette chronique des Raisins de la Colère ! Il faut dire que ce livre m’a accompagnée pendant deux bons mois, rien que ça. En partie parce que je ne voulais pas me dépêcher de le lire, j’avais envie de savourer chaque page et de m’imprégner de cette ambiance de sud des USA des années 1930, et en partie parce que j’ai eu la bonne idée de l’attaquer en VO et que c’était passablement chaud (mais on va y revenir).

On est donc au sud des Etats-Unis, en Oklahoma plus précisément, dans les années 30. Dans cette période, qu’on appelle aussi la « Grande Dépression » et qui débute avec la crise de la bourse en 1929, personne n’est épargné, et encore moins les paysans : en plus des difficultés financières, ils essuient le « Dust Bowl », des tempêtes de poussière qui détruisent les récoltes. Endettés, sans ressources, beaucoup décident de partir vers l’ouest où on leur promet du travail à profusion. C’est le cas de la famille Joad, qui se met en route vers la Californie en espérant y trouver la prospérité et la tranquillité.

Par où commencer ! Ce livre m’a transportée, m’a balancée sur les routes, m’a mis le nez dans la misère du monde, m’a transmis la colère de tous ces migrants et m’a aussi montré la générosité qui peut se cacher partout. Les personnages principaux n’ont rien d’épique ou de chevaleresque : des fermiers tout à fait ordinaires qui n’ont d’autre choix que d’abandonner la terre qu’ils ont toujours connue pour trouver de quoi survivre ailleurs. La seule chose qui les fait avancer, c’est l’espoir d’une justice et d’une considération, l’espoir qu’ailleurs on va les traiter en êtres humains et pas comme des objets jetables. Mais la réalité est moins rose que ce qu’on leur vend, les places de travail sont rares et des milliers de personnes affluent à chaque offre d’emploi…

A travers les yeux de la famille Joad, ce livre dépeint une incroyable fresque d’une époque et d’un peuple. D’ailleurs, la situation est tout à fait transposable aujourd’hui, avec les phénomènes de migration et ces gens qui ont tout perdu et qui continuent à espérer une vie meilleure loin de chez eux…  Si j’ai dit que les Joad n’ont rien d’épique, ils ne manquent toutefois pas de courage. La mère de famille, tout particulièrement, m’a beaucoup touchée : elle n’abandonne jamais, elle porte tous ses proches à bout de bras, en les poussant à continuer et à trouver la force d’espérer encore. Et ça fonctionne, on a vraiment envie qu’ils s’en sortent, on en vient à partager leurs espoirs naïfs tout en connaissant d’avance les embûches qu’ils vont devoir surmonter.

Je te parlais d’un niveau d’anglais assez costaud : le vocabulaire en soi n’est pas très sophistiqué, je peux donc imaginer qu’il se lit bien en version française, mais pour plonger ses lecteurs dans l’ambiance de l’Oklahoma et de la Californie, Steinbeck a écrit tous les dialogues en imitant l’accent des paysans locaux. Alors on abrège des mots, on en enlève d’autres, on fait des fautes de syntaxe et de conjugaison, on utilise « she » pour parler de certains objets… Bref, ça peut vite s’avérer très chaud à lire en VO. Je te conseille de bien t’imprégner de l’accent (en regardant des séries sous-titrées par exemple, genre True Detective) pour pouvoir choper les structures de phrases et entendre les personnages parler dans ta tête quand tu lis les dialogues. C’est ce qui m’a aidée en tout cas, mais il m’a fallu quelques dizaines de pages pour prendre un bon rythme de lecture.

Mais une fois que j’étais dedans, qu’est-ce que ça a valu la peine ! Le rythme n’est pas très rapide, on est plus sur de la description de vie quotidienne dans des conditions difficiles, et c’est aussi pour ça que j’ai préféré le lire tranquillement, en profitant de l’ambiance. Mais cette description est extrêmement soignée, chaque image est imprimée dans mon cerveau et dès que j’ouvrais ce livre, j’étais immédiatement plongée dans ces paysages désertiques, chauds et poussiéreux.

Ce que j’ai préféré, c’est les intermèdes : entre chaque chapitre, on a quelques pages qui sortent de l’histoire des Joad, en parlant de la situation du pays de manière plus globale. Les formes sont très variées, ça peut être une narration externe sur le sentiment général des familles forcées de se délocaliser, ou un employé de station-service qui raconte à un client des anecdotes sur ceux qu’il voit passer chez lui. Dans ces intermèdes, Steinbeck a le champ libre pour expérimenter au niveau de la forme et du fond, et je les ai trouvés vraiment maîtrisés.

En bref, ce n’est pas un livre facile, le propos est dur et l’histoire plutôt lente. Il ne faut pas t’attendre à un roman haletant, qu’on est incapable de lâcher avant la fin, mais l’expérience et l’immersion qu’il propose sont assez incroyables. Comme je le disais plus haut, le sujet reste d’actualité, et on ne peut que partager l’indignation des Joad qui ne comprenne pas qu’on arrête de les considérer comme des êtres humains qui méritent le respect, et l’impuissance face à un système qui nous prend tout sans qu’on puisse mettre un nom sur le coupable et s’attaquer à lui directement. C’était mon premier Steinbeck, mais j’espère bien que ce ne sera pas le dernier et j’ai déjà hâte de retrouver sa plume.

Je fais une petite exception aujourd’hui, et je vais te proposer deux musiques qui sont tout à fait dans le thème. La première est en rapport avec le titre : je m’attendais un peu à ce qu’on parle de raisins, et vu qu’il n’est pas question de la moindre grappe dans tout le roman, j’ai cherché l’origine de ce titre et il semblerait que ce soit une référence aux paroles de la chanson « The battle hymn of the Republic », écrite par Julia Ward Howe et souvent chantée pour réclamer la libération des esclaves du sud au XIXe siècle.

Mine eyes have seen the glory of the coming of the Lord
He is trampling out the vintage where the grapes of wrath are stored
He hath loosed the fateful lightning of His terrible swift sword
His truth is marching on

Pour la deuxième musique, je te sors du Bruce Springsteen avec sa chanson « The Ghost of Tom Joad », que j’ai découvert en faisant des recherches sur le livre et qui me plaît beaucoup. Il fait des références directes à l’histoire des Joad, et les paroles sont très belles !

Now Tom said, « Mom, wherever there’s a cop beating a guy
Wherever a hungry newborn baby cries
Where there’s a fight against the blood and hatred in the air
Look for me, Mom, I’ll be there

Wherever somebody’s fighting for a place to stand
Or a decent job or a helping hand
Wherever somebody’s struggling to be free
Look in their eyes, Ma, and you’ll see me »

36 commentaires sur “Les Raisins de la Colère / The Grapes of Wrath

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    1. Très pertinent de faire le parallèle entre les deux ! J’ai beaucoup aimé Germinal aussi, mais je me suis sentie plus immergée dans les Raisins de la Colère (je ne saurais pas trop dire pourquoi, d’autant que c’est difficile de comparer les expériences puisque je ne les ai pas lus dans la même langue…). Jolie chronique, merci de me l’avoir partagée 🙂

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  1. Un de mes romans préférés. Je l’avais lu ado et je comprends tout à fait que tu aies mis deux mois pour le lire afin de le savourer. Quand j’adore un livre j’hésite toujours entre le dévorer mais être en deuil à la fin parce qu’on vient d’achever un des meilleurs romans qui soit ou le lire très lentement mais du coup être frustrer…

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    1. Oui, je vois bien ce que tu veux dire ! Après, vu la difficulté de la langue, je n’avais plus vraiment de dilemme : si je l’avais lu en étant fatiguée ou distraite, j’aurais vraiment rien compris x) alors j’ai préféré lire d’autres trucs en parallèle et me tourner vers celui-ci quand j’étais dans le bon état d’esprit, en prenant le temps de m’immerger à chaque fois dans l’ambiance 🙂 Gros coup de coeur pour moi aussi du coup !

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  2. Je l’ai lu il y a très longtemps et si je ne me souviens guère de l’intrigue (sauf, bizarrement, de points de détail sans importance), je sais qu’il m’avait aussi transportée. As-tu lu A l’est d’Eden, qui est également un très grand livre ?

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    1. Non, je n’avais encore jamais lu de Steinbeck avant celui-ci 🙂 J’ai déjà noté Des souris et des hommes dans ma liste, il faut que je rajoute celui-ci dans ce cas ! Merci pour le conseil 🙂

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  3. Je n’ai pas encore eu l’occasion de le lire, mais par contre, l’état dans lequel tu te retrouves quand tu lis du Steinbeck, ca me parle… J’avais ce même sentiment quand j’ai lu « Des souris et des hommes » (magique) et surtout, SURTOUT « A l’Est d’Eden » qui est devenu depuis un de mes romans préférés. La couverture a des plis, je relis des passages dès que le bouquin me passe sous la main ^^ C’est un peu inexplicable ce qu’on ressent à la lecture, d’ailleurs. Mais le côté « j’ai l’impression d’être déshydratée et d’avoir de la poussière qui s’accroche aux cheveux« , c’est un bon début, ahah!

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    1. C’est clair qu’on ressent tout hyper précisément ! Je sais pas à quoi c’est dû, vu que c’est même pas une narration à la première personne… mais en tout cas l’immersion est très efficace 🙂
      Décidément, il faut que je lise ces deux autres titres ! J’ai hâte, et je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils vont beaucoup me plaire 🙂

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  4. Un livre d’exception, comme tous ceux de Steinbeck d’ailleurs (c’est un de mes auteurs préférés). J’avoue avoir eu du mal lorsque j’ai lu ses écrits en anglais américains. Les distorsions sont monnaie courante chez cet auteur faut s’accrocher. J’aime l’humilité des personnages de Steinbeck, on arrive à s’identifier à eux , je crois que c’est ce qui me plait le plus chez cet auteur. As-tu eu l’occasion de lire Of Mice And Men ?

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    1. Oui, en VO c’est probablement un des livres les plus costauds que j’ai lus ! Mais on finit par s’habituer au langage 🙂 c’était mon premier Steinbeck, mais j’ai déjà prévu d’acheter Of Mice and Men et East of Eden, je me réjouis ! Il est bien parti pour arriver dans mon top 10 des auteurs aussi 😉

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  5. Vendu ! Enfin, t’avais pas besoin de me le vendre, il faisait déjà partie de ma wish-list. 😛 Chapeau de l’avoir lu en anglais, ce ne sera pas mon cas.

    En tout cas, vraiment très bonne chronique, une des meilleures que j’ai lu sur ce livre, ça donne envie ! 🙂

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    1. Tout à fait le genre de livre qui peut te plaire, je pense ! Et en anglais, ça vaut vraiment le coup si tu es à l’aise, mais sinon ça peut aussi te sortir complètement du livre…
      Oh là là, mais merci beaucoup ! c’est un sacré compliment. 🙂

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        1. Mais alors en français ça me gonfle terriblement aussi ! Alors qu’en anglais, ch’sais pas, ça m’aide à faire le bon accent dans ma tête… (Je crois que j’aime tellement lire en anglais que je pardonne tout haha)

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  6. Heureuse de voir que toi aussi ce livre ne t’a pas laissé indifférente ! En même temps on ne peut pas être indifférent, encore maintenant quand je lis des articles et rien qu’en entendant ce titre je suis révoltée et j’ai envie de tout casser. Parce que certains passages (ceux où il critique de manière super poétique le système capitaliste) sont entrés en moi et ne veulent pas en sortir. Ce sont surtout des images en fait, les fruits et les légumes qui pourrissent alors qu’il y a de millions de bouches à nourrir. Cette image là me hantera jusqu’à la fin de ma vie je pense.

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    1. Tu m’étonnes ! C’est vrai qu’il emploie des images très fortes, et c’est fou à quel point il arrive à nous rendre empathiques envers des personnages qui ne sont pas parfaits, pas exceptionnels, ça rend le message tellement plus fort… je suis retournée lire ta chronique une fois que j’ai fini ce livre, c’était encore plus chouette 🙂

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  7. Très belle chronique, on voit vraiment que tu as aimé! Il m’avait beaucoup touché aussi…Cette famille, on s’y attache mine de rien et qu’est-ce qu’ils s’en prennent plein la figure!
    Les chapitres entre-deux étaient en effet très intéressants, j’ai beaucoup aimé voir de manière plus globale les choses. C’est révoltant de voir ce qui se passait à l’époque et comment finalement, on a bien peu changé de manière de faire.

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  8. J’ai lu Des souris et des hommes qui avait été une sacré claque pour moi et je me suis promis de lire celui ci un jour. Bon je ne serai probablement pas aussi vaillante que toi et le lirai en français mais en tous cas tu as relancé mon intérêt pour ce titre.

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  9. J’aime beaucoup Steinbeck, en particulier Les raisins de la colère (mon premier aussi).
    Par contre en anglais…whaou bravo parce que ça devait pas être évident ! Déjà en français je trouve que quand les auteurs imitent les accents « populaires » ou « paysans » dans les dialogues ça perturbe la lecture

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