Mille Petits Riens / Small Great Things

Jodi Picoult, 2016

Enfin je t’en parle, de ce livre qui m’a remuée profondément. Je l’ai lu il y a maintenant plusieurs mois, mais je ne savais pas comment l’aborder, comment lui rendre justice, comment ne pas m’empêtrer dans une chronique inexacte ou chaotique. Je ne sais toujours pas comment faire, mais puisqu’il sort demain en français (sous le titre Mille Petits Riens), c’est le moment ou jamais de t’encourager à l’acheter.

Un peu d’infos sur l’histoire, d’abord ? Sans tout dévoiler, Ruth, infirmière noire qui s’investit énormément dans son travail depuis une bonne vingtaine d’années, se retrouve en procès contre un jeune père de famille qui lui a interdit de s’occuper de son nouveau-né à cause de ses croyances de suprématiste blanc. Épaulée par une avocate servant la cause des plus démunis, Ruth est forcée de revoir ses convictions profondes : au XXIe siècle, est-ce qu’il est vraiment devenu possible de s’intégrer totalement dans une société blanche, est-ce que dans la même situation, une infirmière blanche se serait aussi retrouvée au tribunal ? Ou est-ce que malgré tous ses efforts, sa couleur de peau finit toujours par être une barrière ?

Quelle prise de risque de la part de Jodi Picoult ! J’aime beaucoup son travail, je t’ai déjà parlé de Handle with Care et de House Rules et j’en ai lu quelques autres, certaines de ses constructions scénaristiques ont tendance à se répéter d’un livre à l’autre mais je suis admirative de son investissement, de son talent à nous plonger dans des situations difficiles et nous faire comprendre les points de vue de tous les protagonistes, sans jugement de valeur. Je l’ai toujours trouvée très juste dans ses approches, mais là, prendre la parole au nom de la communauté noire quand on est une auteure blanche américaine plutôt célèbre, c’est une sacrée mise en danger, avec un énorme potentiel de plantage total.

Dans sa postface, plutôt longue, elle parle justement de son processus d’écriture. Elle raconte avoir porté cette histoire en elle  pendant des années avant de se sentir capable de l’écrire, en étant parfaitement consciente de la difficulté d’un tel exercice. Pour que ses personnages soient cohérents et réalistes, elle a passé énormément de temps à rencontrer des femmes noires, à se plonger dans leur quotidien, à récolter des témoignages, tout en sachant que depuis sa position à elle, ça ne serait jamais vraiment possible de faire un sans-faute. Alors bien sûr, ce livre risque de ne pas plaire à tout le monde, et peut-être bien que les principaux intéressés le trouveront maladroit ou caricaturé, et elle s’en excuse même d’avance, en montrant qu’elle a essayé de faire au mieux malgré sa position délicate.

Mais alors, pourquoi se lancer dans une telle histoire ? Parce que c’est essentiel. Et parce que, comme elle le dit si bien, elle savait qu’elle s’exposait aux critiques, mais il était primordial que ce débat soit aussi amené du point de vue des blancs. Parce que, pour que les blancs réalisent le racisme ordinaire qui est encore bien ancré aujourd’hui, « ça n’aura jamais autant d’impact que si c’est quelqu’un de la même couleur qui en parle ». Et c’est tristement vrai, c’est le même problème pour toutes les minorités et les débats de société, c’est pour ça qu’il faut que les hétéros parlent des droits homosexuels et que les hommes débattent de la condition de la femme, si on veut que les choses avancent.

Bref, je pars dans tous les sens, mais je savais que j’aurais de la peine à écrire cette chronique. J’ai tellement de choses à dire, tellement de sentiments mélangés, tellement d’amour pour cette histoire. Tout ce que je peux dire, c’est qu’à mon sens, ce livre est essentiel. Parce que j’ai avalé les 200 dernières pages au réveil, sans pouvoir m’arrêter. Parce que j’ai eu des frissons pendant le discours de fin de procès. Parce que j’ai senti les larmes monter à la fin, alors que je ne me rendais pas compte d’être aussi impliquée émotionnellement.

L’excellente idée de Jodi pour aborder ce livre, à mon sens, c’est le personnage de Kennedy, l’avocate de Ruth. Elle est jeune, blanche, dynamique, privilégiée, et puisqu’elle défend les minorités dans son travail, elle se pense progressiste et tient des discours de type « je ne vois pas les couleurs de peau ». Et pourtant, au contact de Ruth, elle va réaliser petit à petit les dégâts qu’elle peut faire au quotidien, et les réflexes bel et bien racistes (et souvent inconscients) qu’elle a développés malgré elle. Kennedy, c’est Jodi Picoult, c’est son lectorat habituel, c’est bon nombre d’entre nous. Ceux qui dénoncent le racisme, mais qui pourraient être surpris du peu de connaissances qu’ils ont sur cette problématique, et des actes qu’ils pensent bienveillants et qui s’avèrent stigmatisants, et parfois même insultants. Je te préviens tout de suite, c’est glaçant. Et rien que pour ça, cette lecture peut faire beaucoup de bien. A travers Kennedy et à travers ce livre, on sent le chemin que Jodi Picoult a fait dans sa façon de penser, et c’est le meilleur moyen pour pousser d’autres gens à ouvrir les yeux aussi et à s’engager sur ce même chemin.

Toujours dans sa recherche de crédibilité, Jodi a également rencontré des anciens skinheads (aujourd’hui reconvertis), des gens qui aujourd’hui sont bien plus difficiles à identifier parce qu’ils n’exhibent plus leurs tatouages de croix gammées et concentrent la majorité de leurs efforts dans l’anonymat d’internet. Ces rencontres lui ont permis de comprendre leur façon de penser, leur milieu, leur vocabulaire. Je pourrais l’écouter parler pendant des heures de son processus d’écriture, des expériences qu’elle vit pour pouvoir les retranscrire dans ses histoires.

Depuis la lecture de Small Great Things, j’ai eu envie de savoir où en était la situation en Europe, en Suisse. Parce que ma première réaction a été « oui mais, aux USA c’est différent, ils ont tout ce passé d’esclavage qui rend la situation beaucoup plus tendue ». Mais ce livre dénonce aussi le « oui mais », derrière lequel on se cache souvent pour dédramatiser. Alors j’ai vu des films, des documentaires, des témoignages, j’ai été écouter des débats. Jodi raconte aussi qu’elle espérait ouvrir des discussions, donner l’élan de vouloir se renseigner, tout ce que je peux dire c’est qu’avec moi elle a réussi haut la main.

J’aurais tellement de citations à te montrer, tellement de choses à dire sur les personnages et sur l’histoire, mais ça reviendrait à te résumer tout le livre. Tu penses que la situation de base est trop extrême et caricaturée ? Sache qu’elle est inspirée de faits réels. Tu trouves la fin incompréhensible, le livre trop chargé en messages ? La postface t’apportera toutes les réponses. Alors, je ne m’attarderai pas plus sur mon ressenti, sur l’écriture, sur le roman, je pense que tu as compris l’essentiel. Pour moi, ce livre est de loin son meilleur et je sais qu’il m’a changée. Je préfère te laisser avec un extrait de cette postface, traduite du mieux que j’ai pu, parce que les mots de Jodi seront bien plus efficaces que les miens.


When I was researching this book I asked white mothers how often they talked about racism with their children. Some said occasionally; some admitted they never discussed it. When I asked the same question of Black mothers, they all said, Every day.

I’ve come to see that ignorance is a privilege, too.

So what have I learned that is helpful? Well, if you are white, like I am, you can’t get rid of the privilege you have, but you can use it for good. Don’t say “I don’t even notice race!” like it’s a good thing. Instead, recognize that differences between people make it harder for some to cross a finish line, and create fair paths to success for everyone that accommodates those differences. Educate yourself. If you think someone’s voice is being ignored, tell others to listen. If your friend makes a racist joke, call him out on it, instead of just going along with it. If the two former skinheads I met can have such a complete change of heart, I feel confident that ordinary people can, too.

I expect pushback from this book. I will have people of color challenging me for choosing a topic that doesn’t belong to me. I will have white people challenging me for calling them out on their racism. Believe me, I didn’t write this novel because I thought it would be fun or easy. I wrote it because I believed it was the right thing to do, and because the things that make us most uncomfortable are the things that teach us what we all need to know. To the Black people reading SMALL GREAT THINGS – I hope I listened well enough to those in your community who opened their hearts to me to be able to represent your experiences with accuracy. And to the white people reading SMALL GREAT THINGS – we are all works in progress. Personally, I don’t have the answers and I am still evolving daily.

There is a fire raging and we have two choices: we can turn our backs, or we can try to fight it. Yes, talking about racism is hard to do, and yes, we stumble over the words—but we who are white need to have this discussion amongst ourselves. Because then, even more of us will overhear and then, I hope, the conversation will spread.

(Traduction maison, désolée pour les maladresses : Quand je faisais des recherches pour ce livre, j’ai demandé à des femmes blanches à quelle fréquence elles parlaient de racisme avec leurs enfants. Certaines ont dit occasionnellement, d’autres ont admis qu’elles n’en avaient jamais discuté. Quand j’ai posé la même question à des femmes noires, elles ont toutes dit : tous les jours.

J’ai réalisé que l’ignorance est aussi un privilège.

Alors, qu’est-ce que j’ai appris d’utile ? Eh bien, si vous êtes blancs, comme moi, vous ne pouvez pas vous débarrasser de vos privilèges, mais vous pouvez l’utiliser à bon escient. Ne dites pas « Je ne remarque même pas les couleurs de peau » comme si c’était une bonne chose. A la place, reconnaissez que les différences entre les gens rendent les lignes d’arrivées plus difficiles à atteindre pour certains, et créez des chemins équitables pour tous. Eduquez-vous. Si vous pensez que la voix de quelqu’un est ignorée, dites aux autres de l’écouter. Si votre ami fait une blague raciste, reprenez-le, au lieu de simplement l’accepter. Si les deux anciens skinheads que j’ai rencontrés peuvent avoir un changement si radical, je suis sûre que les gens ordinaires le peuvent aussi.

Je m’attends à des réactions pour ce livre. Des personnes de couleur vont me reprocher de choisir un sujet qui ne m’appartient pas. Des personnes blanches vont me reprocher de les penser racistes. Croyez-moi, je n’ai pas écrit ce roman parce que je pensais qu’il serait sympa ou facile. Je l’ai écrit parce que je croyais que c’était la chose à faire, et parce que les choses qui nous rendent le plus inconfortables sont les choses qui nous apprennent ce qu’on a besoin de savoir. Aux noirs qui lisent Mille Petits Riens – j’espère avoir écouté suffisamment bien ceux de votre communauté qui m’ont ouvert leur coeur pour être capable de représenter vos expériences avec exactitude. Et aux blancs qui lisent Mille Petits Riens – nous sommes tous en cours d’évolution. Personnellement, je n’ai pas les réponses, et j’évolue encore jour après jour.

Le feu fait rage et nous avons deux choix : nous pouvons tourner le dos, ou nous pouvons essayer de le combattre. Oui, il est difficile de parler de racisme, et oui, nous trébuchons sur les mots – mais nous qui sommes blancs, nous devons avoir cette discussion entre nous. Parce qu’alors, encore plus de gens parmi nous vont entendre et, je l’espère, la conversation se propagera.)


Pour aller un peu plus loin, voici trois films/documentaires sortis en 2017 que je te recommande, sur des angles un peu différents à chaque fois, et auxquels je me suis intéressée après avoir lu Small Great Things. Et si tu en connais d’autres, je suis preneuse !

  • I am not your negro de Raoul Peck, sur la lutte des afro-américains des dernières décennies
  • Ouvrir la voix de Amandine Gay, qui donne la parole à vingt-quatre femmes noires
  • Bounty de Shyaka Kagamé, qui suit cinq personnes noires installées en Suisse

Et pour finir sur une touche d’optimisme et de bonne humeur, je te laisse avec Bakermat, qui a utilisé des passages du fameux discours de Martin Luther King sur de l’electro colorée et motivante.

26 commentaires sur “Mille Petits Riens / Small Great Things

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  1. Ce livre a l’air géant ! Effectivement, du fait qu’elle est blanche, elle a pu se faire critiquer pour ça, mais tout dépend de l’histoire, de la façon dont elle amène les choses. Je suis très intéressée 😉

    Et je plussoie fois mille le documentaire « I am not your negro » ! James Baldwin, un des meilleurs hommes du XXe siècle ❤

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    1. Oui, après ça reste un roman donc ça permet d’éviter des amalgames de type « toutes les personnes de couleur se comportent exactement comme mon personnage principal » mais j’ai vraiment aimé sa démarche et elle risque de toucher un public différent des débats habituels… En tout cas c’est ce que j’espère 🙂

      Il est hyper intéressant ce documentaire !! C’est justement grâce à toi que je l’avais regardé 🙂

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  2. Un sujet très difficile et c’est toujours délicat, paradoxalement surtout pour un auteur blanc pour lequel je ne sais quelles raisons, il est moins « légitime » que les autres. Or, le racisme n’est pas l’apanage d’une longueur d’onde.
    C’est également un sujet qui m’est très sensible, notamment avec mes neveux ou nièces qui ont souffert de quelques commentaires débiles. Mais, je ne veux pas qu’ils se retranchent derrière un panneau « victime ».
    Bref, très belle critique.

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    1. Je suis bien d’accord avec tout ce que tu dis ! Et c’est toute la difficulté de trouver un équilibre, pour ne pas l’utiliser comme excuse universelle mais ne pas non plus minimiser la problématique… On est pas sortis de l’auberge.

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        1. Ouaaaais j’ai vu :/ Moi je l’ai lu en anglais, je trouve que c’est abordable 🙂 L’écriture est jolie hein mais c’est pas du Shakespeare, ça reste du langage courant ^^ si tu captes facilement le bout de postface que j’ai recopié, ça devrait bien se passer 🙂

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  3. Pour quelqu’un qui avait peur de ne pas rendre justice livre, je t’assure que tu as fait du bon boulot. J’ai envie de me le procurer immédiatement. D’autant plus que le sujet m’intéresse tout particulièrement. D’ailleurs, pour la petite histoire, il y a quelques temps j’ai reçu un mail viens le blog suite à mon article sur americana qui aborde entre autres un peu le même thème. Et grosso-modo, ce mail me disait qu’il fallait que j’arrête de culpabiliser du racisme ordinaire, et qu’en gros c’était une invention des personnes noires pour se victimiser. Je n’ai évidemment pas répondu, mais ça m’a fait encore plus réfléchir.

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    1. Oh ben j’en suis ravie alors, parce que ce livre mérite d’être lu !
      Whaou. Ca va tellement loin… Les conspirationnistes du racisme ordinaire, ca c’est une belle invention aussi -___- Ca me désole ! En tout cas, si tu es déjà plongée dans le sujet, je pense qu’il peut te plaire ! J’espère que tu me rediras si tu le lis 🙂

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