Le Club des miracles relatifs

Nancy Huston, 2016

J’essaie toujours désespérément de rattraper mon retard dans mes chroniques, et j’ai longtemps tourné en rond avant de pouvoir te parler du Club des miracles relatifs. En partie par manque de temps, mais surtout parce que je peinais à trouver les mots, ceux qui rendraient justice à ce livre bouleversant, remuant et mordant, si juste et si déroutant à la fois. C’est avec Ambroisie que je l’ai découvert, et tu peux d’ailleurs retrouver sa magnifique chronique ici. Un coup de cœur partagé, une claque commune, une admiration pour Nancy Huston qui se confirme avec ce roman inclassable.

Tu t’en souviens peut-être, j’avais déjà beaucoup aimé Lignes de faille et je citais dernièrement Nancy Huston dans ma liste d’auteurs à suivre. Il était donc logique que je retourne vers sa plume, et j’ai acheté Le Club des miracles relatifs un peu par hasard, parce qu’il se présentait à moi et que le résumé était alléchant. Comment le résumer, d’ailleurs ? La tâche me paraît impossible. Il n’est pas bien long, et pourtant il renferme un univers entier, tout en suggestion et à demi-mots, et j’ai bien du mal à le réduire à quelques phrases. Pour te donner quelques éléments de contexte : on est dans un univers proche du nôtre, un genre de science-fiction qui fait un écho très fort avec notre réalité, et on rencontre le jeune Varian, qui se fait arrêter et prépare son plaidoyer. Enfant-miracle, il est bien trop sensible pour ce monde impitoyable qui lui laissera des marques indélébiles.

C’est simple, avec ce livre, j’ai pris une leçon d’écriture à tous les niveaux : la plume, le propos, les scènes, les personnages, l’univers, les thèmes, tout a marché extrêmement bien sur moi, tout me semblait inédit et très maîtrisé, et ces trois cents pages n’ont été que ravissement et profond respect pour cette auteure unique.

A travers le décor, qui dépeint un monde régi par les exploitations pétrolières, où les humains qui y travaillent ne sont que des numéros, réduits à leur tâche sommaire et engloutis dans cette machine infernale, Nancy nous parle d’écologie, de société, du traitement des employés et des prisonniers, et si le premier réflexe est de se dire qu’on se trouve dans une dystopie insoutenable, on devine en filigrane la réalité de certaines régions du Canada, son pays d’origine. D’ailleurs, j’ai adoré son interview dans la Grande Librairie (que je t’encourage à écouter), et j’y ai appris que finalement, elle n’a que très peu enrobé les faits : certains passages, certains bouts de règlements ou consignes sanitaires sont recopiés à la lettre, les tortures infligées aux prisonniers ne sont pas inventées, bref, derrière les apparences de fiction, ce livre est extrêmement documenté. Inutile de dire que ça glace le sang, et cette prise de conscience à retardement est diablement efficace.

Le personnage de Varian est tout aussi fascinant que le cadre du récit. Venu au monde alors que ses parents ne l’attendaient plus, prématuré, chétif, une malformation de naissance marque à vie son tempérament et son estime de soi. Sa mère le vénère et le couve à l’extrême, au point qu’ils entretiennent une relation presque malsaine, et son père n’arrive jamais vraiment à tisser des liens avec cet enfant si peu masculin, qui aime chanter et ne supporte pas de voir la souffrance des poissons qu’on pêche. L’enfant se transforme en jeune homme, le malaise reste et prend de l’ampleur, et on sent son hypersensibilité, son incapacité à s’adapter au monde, à le comprendre, sa perte de contrôle et son basculement dans la folie. C’est un personnage inquiétant et très particulier, que j’ai adoré suivre même s’il m’inspirait des sentiments très contradictoires.

Pour souligner autant le cadre que le personnage de Varian, la plume joue un rôle décisif. Comme elle le dit dans son interview, Nancy a choisi pour Varian un langage haché, saccadé, symbolisé par des phrases sans ponctuation et plusieurs espaces entre certains mots. Seules les propos de Varian sont écrits dans ce style-là, qui serait probablement indigeste sur un livre entier mais qui m’a fait totalement entrer dans ses pensées décousues, haletantes, l’effet est saisissant. Quant à l’univers, on ne le devine qu’entre les lignes, par des éléments de contexte qui sont balancés mine de rien, au détour de l’histoire. Le résultat, c’est qu’on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser, on reconnaît certains noms de lieux, d’autres sont inventés, on découvre progressivement la cruauté de ce monde qui ressemble follement au nôtre, on se dit qu’il serait impossible d’y vivre et on réalise qu’on y vit déjà.

Les femmes ont un rôle très présent dans ce roman : Varian s’en méfie, ne les comprend pas, et le roman prend la forme d’un texte choral à mesure qu’on découvre des portraits de femmes au fil des chapitres, des inconnues, des instantanés, des éléments très précis qui nous permettent de reconstruire des vies entières. Si ces chapitres intermédiaires semblent déconnectés du reste de l’histoire, on les rattache progressivement à la trame principale, les connexions se multiplient et les conclusions sont glaçantes. Toujours dans son interview, Nancy évoque ces femmes qui subissent de manière très directe les conséquences de ces exploitations pétrolières, de ces milliers d’hommes seuls qui viennent travailler au même endroit et qui, parfois, s’en prennent à elles. Là aussi, pas de fiction : le problème est bien présent et impossible à nier, les meurtres de femmes se multiplient dans les régions concernées et les procès peinent à suivre.

Le plus fascinant dans ce roman, au-delà de tous ces thèmes si passionnants et si bien imbriqués, c’est ce manque d’explications claires. J’ai souvent entendu qu’en littérature, il vaut mieux montrer les choses que simplement les dire, et ici on a poussé cette théorie à l’extrême. Tout est suggéré, rien n’est énoncé directement, et pourtant on comprend parfaitement de quoi il retourne, et les prises de conscience n’en sont que plus percutantes. Ce livre peut dérouter au début, tant qu’on n’a pas de repères, il n’est pas chronologique et si la plume embarque le lecteur dès la première phrase, on peut avoir de la peine à suivre. Mais tout s’articule avec un soin incroyable, l’envie de comprendre nous empêche de lâcher ce livre qui pourtant est douloureux à lire, et les réponses n’ont que plus de force du fait qu’on les a trouvées nous-mêmes. Vraiment, je suis impressionnée par la maîtrise et la puissance de ce texte.

Bref, tu l’as compris, j’ai un énorme coup de cœur pour ce livre. Il fait mal, il nous malmène, mais il le fait avec énormément de talent et les messages qu’on peut en tirer sont essentiels. Il m’a secouée bien plus profondément que Lignes de faille, et je t’encourage vivement à le lire si ces sujets t’intéressent.

Pour la musique d’accompagnement, je profite de faire un peu de publicité pour un jeune groupe suisse, et plus particulièrement lausannois (la région dans laquelle je vis depuis quelques années). Je ne les connais pas personnellement, mais ils m’ont contactée pour découvrir leur musique et je suis tombée sous le charme ! Ils s’appellent Alison & The Twins, un nom très indie pour un groupe qui ne contient aucune Alison et aucune paire de jumeaux, ils font du rock très travaillé (avec quelques pointes d’électro par-ci par-là), mené par une voix chaleureuse et très technique, bref, on est totalement dans ma zone de confort. Je te propose donc « Gone », tiré de leur premier EP : les paroles sont douloureuses, la mélodie varie beaucoup dans les différentes parties du morceau (et j’aime vraiment ces chansons qui ne se contentent pas d’alterner couplets/refrain à répétition), l’ambiance torturée et énergique convient bien à l’atmosphère du Club des miracles relatifs, bref, j’espère que tu vas apprécier.

20 commentaires sur “Le Club des miracles relatifs

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  1. J’avais beaucoup aimé Lignes de faille mais moins La virevolte, l’autre roman de Nancy Huston que j’ai lu… Si je retourne vers elle, ce sera peut-être avec ce roman, vu le bien que tu en dis et les thèmes abordés! Et tiens, on dirait qu’on est voisines:-)

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    1. Pas lu La virevolte, mais je suis bien partie pour tous les lire progressivement 🙂 on verra bien! Ah en tout cas, je recommande celui là, même s’il est très particulier 😊 ouh, mais c’est intéressant ça ! Lausanne aussi ? 😊

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  2. Vous m’avez convaincue toutes les deux ! (je parle de toi et d’Ambroisie bien sûr)

    Ce livre a l’air absolument génial ! Annie Ernaux a l’air de ton avis dans la vidéo, aha, elle trouve ça glaçant. Encore un livre qui va frapper là où ça fait mal, là où c’est aussi bien de frapper. (ceci n’est pas une déclaration maso)

    Ce livre aborde bien évidemment qui, tu le sais, me parle en plus. Je dois avouer être assez intriguée quand même : un monde qui nous fait peur, mais dans lequel on est déjà ? Hmm…

    En tout cas, ta chronique est vraiment super ! Vous avez fait du bon travail toutes les deux, à retranscrire chacune à votre manière la puissance de ce livre. Ca sent la wish-list tout ça ! (surtout que je n’ai jamais lu l’autrice)

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    1. Disons que ça nous met sous le nez une réalité à laquelle on n’est pas forcément confrontés au quotidien et qui dérange pas mal. (Evidemment que ça t’intéresse ! ^^)
      Il est assez atypique dans sa narration, ce qui peut en perdre certains en route, moi j’ai tellement été hypnotisée par sa plume que je ne me suis pas posée de questions, mais je suis curieuse de voir comment tu vas le ressentir 🙂 En tout cas je pense qu’Ambroisie est d’accord avec moi, on veut avoir ton avis !

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      1. Ahaha, c’est tellement évident que ça m’intéresse ! 😀
        Oui, j’ai cru comprendre que la narration n’était pas simple, donc ça reste à voir. Je suis obligée de l’acheter, quoi 😉 (ne prends pas cette phrase au sérieux, bien sûr que j’allais le lire de toute façon !)

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  3. Une belle chronique, qui rend pleinement justice à ce titre que j’ai beaucoup aimé aussi. J’apprécie notamment chez Nancy Huston sa capacité à varier les genres d’un roman à l’autre, et avec ce titre, elle parvient à varier genres et styles en un seul ouvrage, c’est très fort !!

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  4. Tu enchaînes les bonnes pioches!! C’est vraiment chouette de lire la chronique qui dégage tant de passion. Tu donnes vraiment envie de lire le bouquin, même si celui-ci ne correspond pas à nos zones de confort.
    Chapeau!!

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